mardi 23 mai 2023

Les poissons invasifs en Méditerranée

Dans cet article je me bornerai à étudier les espèces invasives observées dans les eaux françaises de la mer Méditerranée, donc exit les diverses espèces de poissons exotiques issues de la migration lessepcienne (Note1) qui ont envahi la Méditerranée orientale (Note2).

Avant, la Méditerranée était une mer ouverte sur l'océan Atlantique, et c'est tout naturellement que les poissons passaient de l'océan à la mer, et inversement, par le détroit de Gibraltar.

Avec la création du canal de Suez en 1869, plusieurs espèces de poissons vivant dans l'océan Indien et en mer Rouge empruntèrent ce passage pour venir coloniser la Méditerranée orientale. D'autres espèces, comme le barracuda et la girelle paon, ont remonté les côtes nord-africaines, franchi le détroit de Gibraltar, longé les côtes espagnoles pour devenir de plus en plus abondants sur nos côtes.
 
La dorade coryphène (Coryphaena hippurus), par exemple, est aujourd’hui observée sur les côtes françaises. Il est difficile de savoir comment évolue cette espèce tropicale, si ce n’est sur les réseaux sociaux où des pêcheurs à la traîne affichent leurs trophées.

Le coryphène peut mesurer plus de 2 m de long et peser jusqu'à 45 kg. C'est un poisson très rapide qui peut atteindre des vitesses dépassant les 50 nœuds, soit plus de 90 km/h. La coloration de son corps est généralement très vive et composée de différentes couleurs, le plus souvent du bleu-vert métallisé avec des bandes dorées sur le dessous. Cette espèce présentant un dimorphisme sexuel, le mâle a une bosse sur le front, donnant une forme carrée à sa tête, alors que la femelle a une tête ronde et un corps plus fin.

Coryphaena hippurus

En décembre 2022, en allant pêcher les loups dans le golfe du Lion, un pêcheur du bord de mer captura trois tassergals, poissons carnassiers jusqu'alors observés en Méditerranée orientale. D'autres captures avaient été signalées en 2016 à Nice, puis en 2018 aux îles du Frioul, à Marseille, selon les commentaires laissés sur le site du Comptoir des Pêcheurs.

Les tassergals (Pomotamus saltatrix) sont présents aussi dans le delta du Rhône où ils chassent en bancs les mulets. Avec leur corps fuselé, leur tête imposante et leur grande bouche terrifiante aux canines pointues et acérées, les tassergals sont faciles à identifier. Ils peuvent peser jusqu'à 15 kg pour une longueur dépassant le mètre.

Le mot "Tassergal" dérive d'une traduction phonétique du mot berbère "tasârgâlt" qui désigne, au Maroc, le bar commun. Quant au terme arabe "sargâl" ou "sargan", il viendrait ainsi probablement de "sardan" qui signifie maquereau.

Je me souviens dans les années 50, à la jetée Delure du port de Casablanca, de pêches mémorables de grands tassergals, appâtés à la sardine. Les pêcheurs espagnols les appelaient "sarganas".

Pomotamus saltatrix

Autre poisson carnassier invasif : le barracuda (Sphyraena barracuda).

Depuis la fin des années 1970, le barracuda a largement colonisé les côtes nord de la mer Méditerranée, du golfe de Gênes jusqu'au massif de l'Estérel. Sa présence, constatée dans toute la Méditerranée, probablement due au réchauffement climatique, inquiète certains pêcheurs professionnels en raison de la voracité de ce carnassier envers les espèces autochtones, y compris envers d'autres prédateurs locaux tels que les loups.

Le barracuda est un poisson de grande taille pouvant mesurer jusqu'à 2 m de long pour un poids de 50 kg. Son corps est allongé, avec une mâchoire inférieure proéminente et des dents en forme de crocs. 

Au début des années 2000, alors que j'agachonnais au pied du petit Rouveau, îlot de l'archipel des Embiez, un banc d'une trentaine de barracudas mesurant environ 60 cm, passa au dessus de moi. Je me souviens encore de leurs formes élancées et de leurs corps argentés accrochant les rayons du soleil au zénith.

Sphyraena barracuda

Le baliste commun (Balistes capriscus) est un poisson dont la chair est comestible.

On parle de ce poisson depuis que des baigneurs se sont fait mordre aux mollets par des balistes agressifs, en 2020 dans l'Aude, et en 2022 dans le Var.

On ne peut pas dire que le baliste commun soit une espèce invasive récente puisque j'en avais capturé un à Carry-le-Rouet dans les années 70. Cependant c'est une espèce peu courante qui affectionne les eaux chaudes et qu'on apercevra plus souvent au nord de la Méditerranée, avec le réchauffement climatique. 

Le baliste commun a un corps haut et aplati latéralement avec une forme ovale et peut mesurer 30 à 45 cm. Sa peau rugueuse, couverte de petites plaques losangiques, est épaisse, ce qui rigidifie le corps et ne lui permet pas de nager avec souplesse. Sa tête porte des yeux de taille réduite. La bouche étroite et petite, bordée de grosses lèvres, est garnie de fortes dents (14 en haut et 8 en bas) qui lui permettent de casser les coquilles de mollusques ou les carapaces des crabes. C'est un poisson discret dont la couleur varie du grisâtre au verdâtre.

Balistes capriscus

Le Poisson-lapin à queue tronquée (Siganus luridus) fait beaucoup parlé de lui car il inquiète les scientifiques qui le surnomment "la vache" ou "la tondeuse" !

Il a été observé près de Marseille, dans le Parc Marin de la Côte Bleue, en 2008, donc c'est une espèce potentiellement invasive. 

Ce poisson possède un corps en forme de fuseau, fortement comprimé latéralement et très élevé. Sa taille est en moyenne de 20 cm. Il évolue très près du fond, vers 15 à 20 m, là où les herbiers et les algues sont abondants. Au niveau de la chaîne alimentaire, le poisson-lapin entre directement en confit avec la saupe (Sarpa salpa) qui elle aussi est herbivore. Il fait de gros dégâts dans tout ce qui est algues ou herbiers de posidonies, dans les habitats et autres nurseries pour certaines espèces.

Les blessures causées à l'Homme par les épines à venin sont très douloureuses, passagères et sans conséquence grave, rappelant les piqûres causées par l'aiguillon dorsal des vives. A signaler aussi des risques d'intoxication alimentaire du type ichthyoallyeinotoxisme, c'est-à-dire d'intoxication hallucinogène, après consommation de ce poisson (Note3). 

Un poisson auquel il ne faut pas se fier tant il paraît, à première vue, inoffensif !

Siganus luridus

La Girelle-paon (Thalassoma pavo). Dans les années 90, au Gaou, toujours dans l'archipel des Embiez, j'avais observé le ballet haut en couleurs de quelques girelles-paons en période de frai. Originaire de Méditerranée méridionale, les premiers spécimen sont apparus sur nos côtes dans les années 80.

La girelle-paon femelle a un corps finement strié et hachuré de 4 à 6 bandes transversales bleu-ciel, une tache dorsale noire et une tête bariolée de lignes bleu-ciel. Le mâle, de couleur vert olive, n’a qu’une seule barre bleu bordée de rouge derrière la tête, laquelle est marbrée de bleu. Cette espèce vit près de la surface, autour des rochers couverts d'algues où elle trouve sa nourriture.

Thalassoma pavo

Connu aussi sous le nom de "tétraodon", le poisson-ballon à bandes argentées (Lagocephalus sceleratus) a un corps argenté, voire gris, avec des points noirs réguliers, sauf sur le ventre qui est blanc.

Il est capable de gonfler son corps en avalant de l'eau. Lorsqu'il n'est pas gonflé, le corps est allongé et légèrement comprimé latéralement. Le poisson-ballon mesure entre 20 et 60 cm et se nourrit principalement de crevettes, mais aussi de crabes, de poissons, de calmars, de mollusques et de seiches.

Un spécimen avait été pêché en France, à Gruissan (Aude), dans l'été 2014. Cette espèce est donc considérée comme invasive en Méditerranée, et figure sur la liste noire des « espèces envahissantes dans les aires marines protégées méditerranéennes » tenue par l'UICN (Note4).

En outre le poisson-ballon à bandes argentées est un poisson toxique. Dans son foie, ses viscères, sa peau et ses gonades est concentrée une substance (la tétrodotoxine) qui provoque la paralysie respiratoire et cause des problèmes de circulation sanguine à leurs consommateurs.

En règle générale il n'est pas recommandé de consommer du poisson qu'on ne connaît pas et dont on ignore les supposés méfaits.

Lagocephalus sceleratus

Avec l'arrivée d'espèces concurrentes qui tendent à supplanter, voire à faire disparaître les espèces autochtones, les biologistes ont constaté une réduction sensible de la biodiversité. Il est vrai que l'augmentation de la température de l'eau, provoquée par le changement climatique, favorise l'implantation d'espèces tropicales en provenance de l'océan Atlantique et de la mer Rouge. 

Les observations de barracudas dans les eaux provençales en sont l'un des exemples les plus symptomatiques. Tous ces animaux disposent de deux portes d'entrée principales que sont le détroit de Gibraltar et le canal de Suez, surtout depuis l'élargissement de ce dernier en 2015. 

Mais ce n'est pas tout. L'eau de ballast des navires constitue un moyen de transport privilégié des espèces exotiques juvéniles qui peuvent ainsi voyager sur de très grandes distances jusque dans les ports français, tel le complexe Marseille-Fos où ces navires sont déballastés.

Le futur nous réserve encore bien des surprises... pas forcément agréables !

Poisson-lion, poisson-pierre et poisson-flûte

Notes :

* Note1 : la migration lessepsienne (du nom de Ferdinand de Lesseps, architecte du canal de Suez) est un type de migration animale se faisant de la mer Rouge vers la mer Méditerranée.
* Note2 : tels le poisson-lion appelé aussi rascasse volante (Pterois miles) dont les épines sont venimeuses, le poisson-pierre (Synanceia verrucosa), lui aussi venimeux, et le poisson-flûte (Fistularia commersonii), long poisson carnivore qui se nourrit de poissons juvéniles.
* Note3 : c'est une toxine méconnue qui concerne également les mulets et les surmulets, les saupes, les poissons-coffres, mérous tropicaux, poissons-clowns et certains poissons-chirurgiens.
* Note4 : UICN = Union Internationale pour la Conservation de la Nature.

Photos : images du Net traitées 3R (rognage + redimensionnement 800 pixels + retouche)
 
Sources : Données d'Observations pour la Reconnaissance et l'Identification de la faune et la flore Subaquatiques (DORIS)

3 commentaires:

  1. Super information
    Merci pour tes recherches
    Alain

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  2. Merci pour cet état des lieux tte complet. Pour l’anecdote, en 1985 j’ai attrapé à la main un très belle dorade coryphène dans la lagune du Brusc par 15cm de fond. Elle avait du rentrer par la passe des Embiez et ne plus pouvoir s’en sortir. C’est mon chien un épagneul breton qui par ses aboiements et ses sauts autour me l’a signalé. Quand aux girelles paon c’est un régal de les photographier au Gaou 😉

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  3. Un correspondant m'a informé que les barracudas étaient connus sur nos côtes depuis des lustres. En effet l'espèce Sphyraena sphyraena connue sous les noms vernaculaires de brochet de mer, bécune européénne, spet ou encore barracuda méditerranéen est bien présente sur nos côtes, et ce bien avant l'arrivée de Sphyraena barracuda qui nous vient, elle, de la mer Rouge.

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