vendredi 3 mai 2019

La légende des étangs maudits

Il était une fois, dans des temps reculés, un comté composé de plusieurs hameaux. Une route, fréquentée par des cavaliers et des cochers menant carrosses et calèches, desservait ces hameaux quasi dépourvus de trottoirs. Les manants, les vilains et les gueux qui allaient d'un hameau à l'autre marchaient dans le caniveau, au risque de finir écrasés sous les roues des attelages ou sous les sabots des chevaux lancés au galop.

Carrosses et calèches desservaient les hameaux dépourvus de trottoirs
Dans les chroniques du comté, il est fait état d'une calèche dont les chevaux s'étaient emballés et qui avait sombré dans un des étangs bordant la route. Fort heureusement le cocher put se hisser sur la calèche et être secouru par les gardes en faction.

Les étangs qui bordaient la route étaient jadis poissonneux et giboyeux. Au dire des anciens villageois, on y pêchait carpes et carpeaux, tanches, anguilles et autres poissons, et on y chassait le gibier d'eau qui était abondant tels les échassiers, les canards et les sarcelles.

Au dire des anciens villageois, on y pêchait toutes sortes de poissons
Au fil des ans, les étangs s'étant envasés, le comte confia leur entretien à un syndic composé de marguilliers ou représentants de hameaux. Mais ce syndic, ayant dépensé les recettes acquises pour réhabiliter une autre étang réservé à la baignade des villageois du comté, était à court de pièces sonnantes et trébuchantes.

Aux dires de Pierre, Paul et Jacques, il suffisait d'introduire dans les étangs des poissons herbivores provenant du fleuve Amour pour se débarrasser des plantes aquatiques envahissantes. Ainsi fut fait. Ce que les mauvais conseilleurs n'avaient pas prévu, c'est que les carpes introduites, après avoir digéré les végétaux, allaient déféquer dans l'eau des excréments qui viendraient s'ajouter au dépôt de vase existant. Ne sachant plus que faire, à bout de ressources, les marguillers recoururent aux prestiges d'un mage fort réputé en ces lieux, le Père Limpinpin.

Le Père Limpinpin était un mage fort réputé en ces lieux
Son grimoire contenait moult incantations prodigieuses, dont celle de transformer la terre inculte en une poudre miraculeuse connue sous le nom de poudre de Perlimpinpin. Cette poudre blanchâtre, mélangée à de l'eau pour y être déversée au plus profond des étangs, avait le pouvoir magique de réduire le volume de la vase... à condition d'être utilisée avec parcimonie et bon escient.

Le syndic se mit donc en quête des fameux Parsimoni et Bonessian, mais ne les ayant trouvés dans le comté, ni à cent lieues à la ronde, ils décidèrent de s'en passer et firent déverser dans les étangs des quintaux et des quintaux de cette poudre prodigieuse, de telle sorte que les eaux se troublèrent anormalement et prirent une coloration laiteuse qui dura plusieurs jours. Quand l'eau se fut éclaircie, les apprentis-sorciers observèrent avec satisfaction que la hauteur de vase avait diminué par endroits de un à deux pieds et s'en félicitèrent.

Mais leur joie fut de courte durée, car les poissons des étangs adoptèrent un comportement étrange : ils nageaient diaboliquement à l'envers, ventre en l'air. D'autres s'approchaient des rives comme si, sous l'emprise de Satan, ils voulaient sortir de l'eau pour ramper sur la berge !

Les villageois, effrayés par cette sorcellerie, acquirent peu à peu la conviction que les poissons se mourraient par asphyxie, et alertèrent le syndic... mais il était trop tard : le mal était fait !

En huit jours, tous les poissons furent occis, et il fallut qu'un batelier, sur une embarcation à fond plat, retira de l'eau les corps inertes qui flottaient afin de les déposer sur la rive. Les jardiniers du comté furent requis pour entasser sur des charriots cette poiscaille qui au coeur de l'été dégageait une odeur pestilentielle. Une fois les charriots remplis, on fit enterrer honteusement tous les poissons morts dans un endroit tenu secret.

Le mage n'avait pas le pouvoir de ressusciter les poissons morts
Mais les villageois que la privation d'une nourriture gratuite avait rendu furieux, manifestèrent leur mécontentement auprès du comte de ces lieux. Le syndic, prétextant que sa femme était souffrante, partit sur le champ la rejoindre en Langue d'Oc et jamais on ne le revit. Les marguilliers qui craignaient d'être pendus haut et court et que leur cadavre soit abandonné aux charognards, se mirent sous la protection du comte.

Alors la populace en colère, rejetant la faute sur le Père Limpinpin, s'en saisit et le jeta au fond d'un lugubre cachot. Accusés de sorcellerie et d'avoir pactisé avec le diable, le mage et ses trois filles furent condamnés par un tribunal inquisitorial au bûcher pour y être brûlés vifs.

Le mage et ses trois filles furent condamnés au bûcher
Echappa à cette terrible injustice Mélusine, l'aînée des soeurs, qui trouva refuge chez sa marraine la fée Carabosse, laquelle habitait une masure au fin fond des marais nauséeux.
  
Deux mois après ce terrible drame, un nouveau syndic fut promu, mais, sans l'expérience de ce que les scientifiques érudits du royaume appelaient "biodiversité", "écosystème", "biotope", "biocénose" et autres termes savants alambiqués, ils laissèrent d'avantage les étangs se dégrader.

L'année suivante, Mélusine revint sur les lieux et jura de venger son père et ses deux soeurs en lançant un maléfice aux étangs déjà bien malades, sources de leurs malheurs.

Mélusine lança un maléfice aux étangs déjà bien malades
Avec une mèche de ses cheveux et une rose blanche, la guérisseuse créa un monstre lacustre qui prit l'apparence d'une algue verte filamenteuse gigantesque qui étouffa les plantes aquatiques avant même qu'elles n'atteignirent la lumière.

Ces plantes en mourant se décomposèrent et se transformèrent encore et encore en une vase immonde, de telle sorte que le substrat atteignit des proportions inquiétantes. Aux dires des savants consultés, cette vase contenait des éléments nutritifs appelés phosphates et nitrates, et qu'ils avaient créé dans cet écosystème lacustre un métabolisme nommé eutrophisation.

Les savants consultés parlèrent d'eutrophisation des étangs
Selon ces imminents scientifiques, dont la parole et le savoir ne pouvaient être mis en doute, la solution ultime pour se débarrasser de ce maudit fléau consistait à vidanger les étangs et les curer de cette vase malsaine contenant moult produits maléfiques.

Mais de tels travaux nécessitaient des milliers d'écus en or, et le syndic ne se résolvait à mettre à contribution les villageois du comté, déjà fortement imposés et endettés. Alors on se tourna vers les cieux et on pria, en espérant un miracle du bon Dieu si miséricordieux... Amen !

Alors on pria Dieu...

L'histoire ne dit pas si le miracle se produisit ou non, une partie des archives locales ayant brûlé lors de la révolution française.

Toute ressemblance avec les lieux, personnages et faits imaginés dans ce conte ne peut être que pure coïncidence.


1 commentaire:

  1. C'est une bien belle histoire que tu nous as contée, avec de jolies illustrations. Bravo !

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